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La vallée, essai de synthèse.
Géographie, colonisation, transformations.
Yves-Bernard Gasztowtt, mars 2015

Y.Gasztowtt 03/2015

Bibliographie

DHLF    :  Alain Rey - Dictionnaire historique de la langue française.

LCBMPHPN    :  Yves-Bernard Gasztowtt : La Chapelle Basse-Mer, patrimoine et histoire en pays nantais.

RP. Pétard   :  Saint-Julien-de-Concelles, histoire d’une paroisse bretonne.

DAF   :   R. Grandsaigne d’Hauterive : Dictionnaire d’ancien français [1000-1600].

DMR                   :  Marcel Lachiver : Dictionnaire du monde rural.

DNLF   :  Albert Dauzat : Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France.

  :  Roger Dion : Histoire des levées de la Loire.

  :  Reynald Secher : La Chapelle Basse-Mer, Anatomie d’un village vendéen.

  :  Anne Mathieu : La Divate.

 

Le Val nantais est un nom récent donné par des géographes. Au XIXe siècle on disait plutôt, comme le R.P. Pétard, les vallées. Aujourd’hui on dit la vallée, et à l’écrit, on hésite à y mettre une majuscule. Il est vain de vouloir introduire de la vérité – le vrai nom – dans ce qui relève de la convention. Le registre du propos commande le choix du mot.

plan vallée Divatte sur Loire

I – La géographie et les transformations de la vallée

 

1 – les failles du socle rocheux hercynien expliquent le relief.

 

Géologie. Des failles déterminent les principales formes du relief que sont :

  - La vallée de la Loire, limitée par ses coteaux.

  - Les Marais-de-Goulaine.

  - Les rivières comme la Divate et la Sèvre Nantaise et les ruisseaux.

La vallée de la Loire, les Marais de Goulaine et les principaux cours d’eau du Pays nantais ont des formes qui s’expliquent largement par les failles du socle rocheux. Celui-ci résulte de l’érosion de la chaîne hercynienne dont les montagnes, à leur formation voici 300 millions d’années, ressemblaient à l’Himalaya d’aujourd’hui qui culmine à 8 880 mètres.

La vallée de la Loire est un fossé d’effondrement délimité par deux séries de failles parallèles de direction Nord-Est/Sud-Ouest. Les marais de Goulaine sont une cuvette d’effondrement encadrée par deux failles de direction Nord-Ouest/Sud-Est, dite armoricaine. La Sèvre, la Divate et le ruisseau de la Chalandière (ou de Gobert), entre Thouaré et Mauves suivent aussi des failles de cette même direction.

 

2 – La vallée de la Loire a été creusée dans le roc, puis garnie d’alluvions sableuses.

La vallée de la Loire a été creusée par des fleuves plus puissants qui ont précédé la Loire et sous des climats plus humides que le nôtre. Voici 100.000 ans, lors de la glaciation du Würm, les calottes glaciaires du globe terrestre se sont formées en immobilisant de grandes quantités d’eau. Le niveau de l’Océan atlantique s’est abaissé de 100 mètres au-dessous du niveau d’aujourd’hui. Le rivage était alors déporté plus à l’Ouest. Dans le Val nantais, la Loire a creusé son lit dans le rocher jusqu’à environ 25 mètres au-dessous de son niveau actuel.

Puis, voici environ 15.000 ans, un réchauffement de la planète a fait fondre les calottes glaciaires et, par conséquent, a fait monter de 100 mètres le niveau de l’Océan. La Loire a ralenti sa vitesse d’écoulement et a déposé des sédiments sableux sur 20 à 25 mètres d’épaisseur. Des îles se sont formées et agrandies. En se soudant entre elles, ces îles ont fini par former les terrasses continues qui constituent la vallée. Les passages d’eau entre les îles se sont colmatés et rétrécis.

 

3 – Les différents cours d’eau dans la vallée de la Loire.

a – Le chenal est le courant d’eau principal, le plus profond et le plus rapide, navigué depuis la préhistoire. Les géographes l’appellent le lit mineur. Il se maintient même aux basses eaux, tandis que le lit majeur inclut toute la vallée d’un coteau à l’autre. De 1901 à 1920, le lit mineur a été aménagé par des duits, c’est-à-dire des alignements de pieux et de blocs de pierres entassés qui guident et conduisent l’eau du chenal, le maintiennent en place, empêchent que les alluvions s’y déposent et facilitent la navigation. Leur utilité est aujourd’hui remise en cause, ce qui explique qu’on ne les entretient plus.

Le chenal est le principal vecteur d’alluvions qui se déposent et forment avec le temps des chapelets d’îles, là où le courant faiblit, c’est-à-dire vers le centre du chenal. Au contraire, les berges provoquent des remous qui creusent le lit.

b – Les deux seils latéraux. Seil vient de la racine gauloise °selia, puis du “latin populaire” parlé du Ier au IVe siècles (DHLF, p. 1110 - art.latin) seliare, puis de l’ancien français silier : labourer. Le mot français seil apparaît vers 1210 au sens de sillon, est encore attesté chez Villon vers 1460, puis sort d’usage. Il désigne encore un cours d’eau à Rezé. A Nantes, le seil a été comblé. Il baignait le “portus namnetus” (port de Nantes) antique, aménagé par l’évêque saint Félix, puis le Port Maillard et le château des ducs. La ligne de chemin de fer et la gare de Nantes-Orléans ont pris sa place, en 1851, à leur mise en service.

Nous pensons utile de raviver le mot seil pour  la précision de son sens. En effet, il désigne le courant d’eau sans vigueur qui coule au pied du coteau de chaque rive de la Loire, collecte les eaux du coteau et collectait autrefois l’eau des étiers de la vallée.

Au XVe siècle, en Saint-Julien-de-Concelles, on l’appelait la Boire de Grahorye. Aujourd’hui ses différents tronçons portent différents noms : la Boire du Champ-Blond au pied de l’Epine, le Canal du Chêne-Vert (Versant du Chenal), au Guineau (Gué de la Noue), la Boire des Bardets, la Boire de la Roche au pied du Coteau-de-la-Roche. Le marais du Chêne est établi sur le seil. Le seil rejoint la Goulaine aux Divettes. Sur l’autre rive de la Loire, la Boire de Mauves est un seil comme, en la Varenne, la Boire d’Anjou et la Boire de la Bridonnière (Brid : Bretagne, gaulois onna : eau).

Pour la navigation de cabotage et de proximité, celle des barques et des couraux qui reliaient les villages et les terres de la vallée, le seil était l’axe principal sur lequel étaient installés le Port-Moron, le Port-Jaglin de l’Epine, le Port-Biry du Chêne-Vert, Saint-Barthélemy, le Port-Gaud et Cahéraut. Cette navigation se faisait surtout entre le pied du coteau et la vallée, mais les seils successifs ont sans doute permis de relier Champtoceaux à Nantes, sans emprunter le chenal de la Loire, plus dangereux. L’intérêt pratique et économique du seil a donc été considérable.

c – Les étiers. Etier (estier en 1312, ester en 1400) vient du latin aestuarium : “endroit inondé par la mer à marée montante, lagune” qui a donné estuaire (DHLF, p. 739). Etier est sorti d’usage, mais reste présent dans les noms de lieux : la Boire de la Chabotière (étier de cabotage), la Marjoletterie (au bord de l’étier, du latin margo ou du français marge, 1225 : bord, bordure (DHLF, p. 1191) et au Loroux-Bottereau, la Poiretière (étier du pé ou puy ou poë : hauteur) et l’Aigletière (étier de l’eau : egua au Xe siècle, aquae au XIIIe siècle - DHLF, p. 642), enfin le Norestier  (l’étier de la Noue).

La définition de l’étier comme “un petit canal reliant la mer à un marais salant” (DHLF, p. 739) n’a de sens que sur une côte maritime. En vallée de la Loire, un étier est un courant d’eau qui  coule depuis le chenal de la Loire jusqu’au seil, mais peut refluer en sens inverse si la marée d’estuaire est suffisante. Ce mot appartient au vocabulaire commun de la Loire et de la mer, illustré par les noms : côte, île, chenal, rez, banc, laisse, falaise et, bien entendu, eau, marée et mer.

Dans la vallée, les étiers coulaient du Nord vers le Sud selon la résultante des deux pentes, d’une part la pente depuis le chenal vers le coteau et le seil, d’autre part l’inclinaison de la vallée vers l’aval, depuis la Haute-Vallée jusqu’à la Queue-de-Vallée, au confluent de la Goulaine avec la Loire. De plus, les étiers communiquaient entre eux latéralement. Ils formaient donc, dans la vallée, un réseau navigable (carte YBG. – LCBMPHPN, p. 167).

Dans l’histoire de la vallée, les étiers sont caractéristiques d’une période intermédiaire entre une période précédente ou n’existaient que des îles, mais où les terrasses n’existaient pas encore et la période contemporaine où la vallée tend vers l’assèchement. En effet, les étiers sont une évolution des passages d’eau entre les îles qui, on l’a vu, se forment toujours dans le chenal. Après leur formation, la sédimentation se poursuit, étoffe les îles et augmente leur surface. Les passages d’eau qui les séparent se rétrécissent donc en filets d’eau de plus en plus minces. Le long du chenal, le bourrelet de rive, déjà amorcé sur les îles, s’étoffe lui aussi et coupe les étiers du chenal. A ce point des transformations, on ne peut plus parler d’étiers. Leur nom change. On parle de boires. De même, on ne peut plus parler d’îles quand elles se sont soudées en une terrasse unique qui forme le sol de la vallée. Nous avançons que c’est au XIIIe siècle que la plupart des étiers laissent place aux boires et les îles à la terrasse principale. Voici nos arguments de cette thèse.

D’une part, boire est un verbe, issu du latin bibere. Il prend d’abord les formes bewre, beivre, boivre et devient aussi un nom masculin sous les formes bewre (Xe siècle) puis beivre (1160), enfin boire au début du XIIIe siècle. Comme nom, le boire désigne la boisson. Malheureusement, la date de formation du nom féminin la boire, une boire, n’est pas fournie par les ouvrages spécialisés. Si elle était antérieure à celle du nom masculin, le féminin se serait imposé et on dirait la boire pour dire la boisson, ce qui n’est pas le cas. La forme féminine la boire n’apparaît donc pas avant le début du XIIIe siècle.

D’autre part, la Boire de Grahorye, au pied de Saint-Julien de Concelles, portait ce nom au XVe siècle (R.P. Pétard, p. 37). Il signifie Grande-Hoirie c’est-à-dire héritage du grand, du seigneur. Boire est donc attesté au XVe siècle au sens où nous en parlons. Hoirie ou Oirie apparaît au XIVe siècle, s’emploie jusqu’au XVe siècle inclus (DAF, p. 439) et confirme donc cette datation.

Enfin, le gué antique de la Pierre-Percée, à travers la vallée a été doublé par une charrière, indiquée par le Chardonneau (Charrière-de-la-Noue), la Croix-du-Chardonneau et le Bas-Chardonneau. Or l’ancien français charrière signifie “chemin de char” et apparaît au XIIe siècle (DHLF, p. 355, article carrière). La charrière ne peut donc pas être plus ancienne. La forme charoieïs, qui donne charroi, est un nom masculin du XIIIe siècle (DAF, p. 102). Or cette charrière n’a pas été construite en eau profonde, mais sur un sol à l’abri de la plupart des crues. Ceci suppose que les îles voisines (du Sud au Nord, l’île du Bois-Viaud et de l’Artusière, l’île du Norestier et l’île de l’Ardevoiserie et de la Pierre-Percée) se soient étoffées, étendues vers le Sud-Ouest par alluvionnement et réunies en une terrasse où ne subsistait plus, semble-t-il, qu’un seul passage d’eau au Sud du Norestier (carte YBG. LCBMPHPN, p. 167). Ceci signifie qu’au XIIe siècle, les étiers voisins sont amoindris et que la terrasse de la vallée est déjà largement constituée. Au XIIIe siècle, les étiers se transforment en boire.

d – Les boires. Le nom féminin boire s’explique sans doute par l’absorption de l’eau par le sable lorsque le niveau des eaux baisse dans le chenal et par l’évaporation lorsque monte la température.

Marcel Lachiver donne une définition : « Sur la Loire, lit fluvial abandonné encore parsemé de fosses d’eau dormante et qui n’est plus accessible qu’aux eaux des crues » (Dictionnaire du monde rural, p. 241).

Nous avançons que dans le lit majeur de la Loire, une boire est un bras dormant ou asséché qui n’est animé d’un courant qu’aux grandes crues. Dans une vallée qui s’empâte d’alluvions depuis plusieurs siècles, les boires représentent, du point de vue évolutif, les derniers vestiges des étiers colmatés d’alluvions et coupés du chenal principal. De ces étiers ne subsistent que quelques fosses témoins.

Le mot boire s’emploie aussi pour désigner les seils. Ceci introduit une confusion, car les seils ne subissent pas la même évolution que les étiers parce que, même coupés de leur principal adducteur (le seil du Champ-Blond a été coupé de la rivière la Divate, en 1856, par la levée), les seils continuent d’être alimentés par l’eau du coteau et ne peuvent pas disparaître comme ont disparu les étiers.

e – Les mortiers. On trouve en Saint-Julien de Concelles les noms : le Mortier et le Mortier-des-Places. En la Chapelle Basse-Mer, le Rondeau est un ancien mortier dans un point bas de la vallée. Selon Albert Dauzat, mortier provient du latin mortarium : boue (DNLF, p. 482, art. Morterolles). Il se comprend comme un composé d’étier et de mort – mais ceci est peut-être une remotivation – car il s’agit de cuvettes où l’eau fait résurgence quand son niveau monte dans le chenal. 

f – Les canaux. Le Canal des Bardets (le Canal) désigne une portion du seil entre le Chêne-Vert et Saint-Julien-de-Concelles. Dans les Marais de Goulaine, on trouve le Canal du Montru, créé au XVIIe siècle.

Comme chenal, canal désigne un cours d’eau plus ou moins modifié, creusé et dragué dont on a renforcé et stabilisé les berges.

Le nom de lieu le Chêne et ses nombreux composés, le Chêne-Vert, le Coteau-du-Chêne, Beauchêne, la Cour-du-Chêne et peut-être la Chenardière, proviennent de chenal. Leur localisation le montre (DHLF, p. 405, articles chenal et chêne). C’est également vrai de l’Ile de la Chenaie que franchit le pont de Thouaré.

g – Les rez. Le nom de Rez-Courant est une redondance puisque les deux mots associés ont le même sens. Un rez (ou raz) est un fort courant d’eau. Le mot provient du norrois rás. Le Rez-Courant est le prolongement de la rivière la Divate à travers la vallée de la Loire. Sur la carte d’Ambroise Grion (1665) le Rez-Courant est absent. Peut-être s’est-il formé plus tard. A Rezé « Il est de notoriété publique que son véritable cours [celui de la Sèvre] était entre les îles de Rezé les communs de la Bourgeoisie [du bourg de Rezé]. Il est clairement écrit que le Seil est le véritable cours de la Sèvre et qu’en conséquence, le bras qui rend la Sèvre à la Loire en face de Pont-Rousseau est un canal. A la même époque, le voyageur Richer écrit que le Seil est le bras principal de la Sèvre » (Michel Kervarec, Terroir et Moyen-âge au Pays nantais, p. 52. La première phrase citée est de J. de Monti, maire de Rezé de 1820 à 1830).

Avant 1856, une partie des eaux de la rivière la Divate passait par le seil, mais la plus grande partie constituait le Rez-Courant. En 1856, la levée coupe la Divate du seil et depuis cette date, elle s’écoule entièrement par le Rez-Courant.

Un rez et un seil forment un couple dont on a au moins trois exemples : La Seilleraie en Thouaré, au débouché du ruisseau de la Chalandière, le Red-desail à Rezé à « la pointe formée par la rencontre de la Sèvre et de la Loire » (idem). Dans ces deux cas le point d’articulation des deux cours d’eau porte un nom associant rez et seil. Enfin le troisième exemple est l’île de Redressay, aujourd’hui l’île de la Chénaie que traverse le pont de Thouaré. Cette île sépare deux bras de la Loire : le rez, le plus puissant et le seil, le plus faible.

II – La colonisation de la vallée. Trois lieux significatifs

 

« La construction des levées marque l’aboutissement d’un effort de colonisation qui, plus de mille ans avant que n’apparût au XIIe siècle la première d’entre elles, avait déjà réussi à installer dans le champ d’inondation de la Loire encore vierge de tout aménagement, des habitations et des cultures. (….) On n’y était parvenu qu’en tirant parti avec beaucoup d’art de tout ce qui, dans la configuration naturelle de cet espace, était de nature à diminuer le risque de submersion. » (Roger Dion – Histoire des levées de la Loire)

On a tendance à voir la “levée de la Divatte à Saint-Sébastien” comme le point de départ qui place la vallée à l’abri des débordements du fleuve et permet de la cultiver et de l’habiter au sec toute l’année. La levée crée un polder, « une vaste étendue endiguée et asséchée » (DHLF, p. 1567).

En prenant en compte la longue durée de l’histoire, Roger Dion renverse cette perspective. La levée se révèle être le résultat d’un long “effort de colonisation” du lit de la Loire.

Les archives concernant la vallée font défaut avant le XVe siècle. Mais nous allons montrer que quelques monuments, quelques travaux d’aménagement et quelques noms de lieux, tous trop négligés, permettent d’éclairer les étapes de cette colonisation, qui fait que la vallée a une histoire particulière, déterminée par la géographie de l’alluvionnement.

 

1 – Les noms de lieux de la voie antique de la Pierre-Percée.

Avant même de pouvoir s’installer dans la Vallée, on a cherché à la franchir sans bateau ni passeur, sans devoir transborder choses et gens, mais par voie de terre en “tirant parti” des îles qu’on a reliées par une série de gués empierrés qui perce la Vallée, la traverse de part en part, de Saint-Barthélemy jusqu’à Mauves, deux lieux où des fouilles ont révélé des monuments gallo-romains. Cette percée empierrée est une portion de la voie romaine qui relie Saintes et Blain à Rennes, en évitant Nantes.

Des villages indiquent le tracé de cette percée empierrée, longue de 4,5 kilomètres. Ces villages sont nés de la voie, du passage et de services qu’on pouvait rendre aux voyageurs : restauration, hébergement, entretien…

- La Tronnière près du Guineau, signifie le lieu (latin aera) où on traverse (gaulois trauere) l’eau (gaulois onna).

- l’Artusière (latin artus : articulation) est le carrefour de la voie et du chemin direct de la Chapelle Basse-Mer par la Gilberdière.

- le Bois-Viaud : le bois de la voie (latin via) qui était sans doute une maison ou un pont en bois, plutôt qu’une plantation d’arbres, sur une petite île exposée à la submersion.

- l’Ardoiserie, simplification de l’Ardevoiserie : l’aire de la voie.

- le Pavillon : le pas (sage) de l’île, près de la Pierre-Percée.

- l’Ile-aux-Oies, l’île de la voie, de la carte de Bonvaux (1765).

- le Chêne-aux-Oies : le chenal de la voie, indiqué en 1847, près de la Pierre-Percée.

Généralement, les voies gallo-romaines sont rectilignes. Mais les anciennes îles du Bois-Viaud, du Norestier, de l’Ardoiserie et de la Pierre-Percée, ces deux dernières sur la même île, enfin de l’Ile-aux-Oies et de l’Ile-Buzay ont imposé à cette voie une sinuosité inhabituelle (carte YBG. -LCBMPHPN, p. 167) qui suivait la rive Ouest de l’étier de la Noue dont le nom est conservé dans le Norestier. Précisons que la Noue est le ruisseau qui se forme aux Noces, passe à la  Petite-Noue, à la Grande-Noue, à l’Etang-de-la-Noue et rejoint le Canal des Bardets qui est une portion du seil. Depuis le XVIe siècle, l’Etier de la Noue s’appelle la Boire-des-Clos, c’est-à-dire la boire des enclos à poissons ou écluses à pêcher, encore appelées “concelles” (chancel : grille). Clos a conservé sa prononciation clou du XVIe siècle, au cas sujet de l’ancien français (DAF, p. 115).

Lorsque ce gué de Loire de la Pierre-Percée a été assuré, la colonisation de la Vallée a pu s’établir. Les villages que nous venons de citer se sont formés sur des îles butées. Leur grand nombre et leur densité est unique dans la vallée et atteste un passage intense et de longue date. A l’inverse, aucun village ne s’est établi sur le chemin du Chêne-Vert à Saint-Simon car il est plus récent et moins fréquenté que la voie antique de la Pierre-Percée.

 

2 – Les noms de lieux liés à la forteresse de l’Epine-Gaudin.

La forteresse de l’Epine-Gaudin, créée peu après 942, est alors un ouvrage militaire essentiel pour chasser les vikings installés dans toute la vallée de la Loire. Port-Jaglin est le nom du port établi au Nord de la forteresse de l’Epine-Gaudin et auquel on accède depuis le chenal de la Loire par le Rez-Courant et le Champ-Blond. Au pied de la forteresse de l’Epine-Gaudin, la vallée sert de glacis défensif. En effet, dans la vallée de la Loire, le Pont-de-l’Epine, sur la Boire-du-Champ-Blond et la Haie-du-Pont indiquent un ouvrage de défense d’un pont stratégique, dont l’enceinte formait une haie : une palissade de pieux, enfoncés dans un talus entouré d’un fossé.

D’autre part, en 1360, sur l’île Gaudin, aujourd’hui l’île Dorelle, le châtelain de l’Epine-Gaudin a fondé la léproserie Saint-Nicolas, du même nom que l’église de l’Epine. Les léproseries étaient installées à l’écart pour éviter les contagions. A cette date, l’île reçoit donc ses premiers habitants.

La forteresse est la cause d’une série de noms de lieux voisins. Le Chardelou désigne la charrière de Loire donnant accès à la forteresse depuis la Chapelle Basse-Mer et depuis Saint-Barthelémy. La Boire-du-Champ-Blond désigne le seil qui servait de douve défensive à la forteresse, au pied de son promontoire rocheux. En 1512, le Champ-Blond est dénommé le Chambellan d’après le latin campus bellum : le champ de la guerre. Il s’agit du champ de batailles et de manœuvres qui existe au pied de toutes les fortifications. A partir de 1030, où s’affirme la féodalité, elle devient le siège d’une châtellenie dont, au XVe siècle, 150 seigneuries sont vassales dans neuf paroisses.

 

3 – Les noms de lieux de Saint-Simon.

Saint-Simon est le saint patron des scieurs de long et non celui des mariniers. Les artisans du bois : les charpentiers, les sabotiers et les tonneliers avaient donc de l’influence lors de la fondation de la chapelle Saint-Simon qui a donné son nom, ou un nouveau nom, au village. Les tonneliers étaient liés au commerce des vins et eaux-de-vie produits sur le coteau et expédiés par le port de Saint-Simon. Le bois était abondant dans la vallée et le port recevait, des forêts du centre de la France, du bois merrain (du latin materianem : bois de travail), du chêne et du châtaignier. Les troncs descendaient le fleuve par trains flottants, les eschargeaux, chacun conduit par deux hommes.

Le village est mentionné en 1497 dans des actes de propriété. La chapelle a été construite au XVIe siècle, et même sans doute dès le XVe siècle. Elle a pu succéder à une chapelle plus ancienne, mais on n’en a aucune mention.

Traditionnellement et jusqu’en 1930, une “foire aux marrons” se tenait sur le Champ-de-Foire de Saint-Simon le 28 octobre, date anniversaire de la Saint-Simon et Saint-Jude. L’origine de cette foire date-t-elle du XVe siècle quand le duc de Bretagne accorde aux seigneurs des privilèges de création ou de confirmation de leurs foires ? Remonte-t’elle plutôt au XIIIe siècle où, en Bretagne, apparaissent des foires de villages, ou est-elle aussi ancienne que celle de Châteauceaux, connue au XIe siècle par ses droits cédés par son châtelain au prieuré Saint-Jean-Baptiste de Châteauceaux ? Les autres foires traditionnelles de la paroisse de la Chapelle Basse-Mer se tenaient près de l’église Sainte-Magdeleine de Barbechat, au Pertus-Chuerin et près de l’église Saint-Nicolas de l’Epine-Gaudin. Ces deux églises ont été des centres paroissiaux avant même la fondation du bourg de la Chapelle Basse-Mer, vers 1040. Dans ces conditions, la foire de Saint-Simon et sa chapelle qui justifiait cette foire sont  sans doute antérieures au XVe siècle.

Saint-Simon est construit sur la Butte d’Ecrouis, à l’altitude de 8 mètres. Ecrouis se décompose en écrou et is pour isle (île) comme on écrit du début du XIIe au XVIIIe siècles. Un écrou est une « pièce de bois ou de métal, percée d’un trou fileté dans lequel s’engage une vis » (DHLF, p. 659 et 995). Ecrou est une métaphore pour désigner la fosse de l’ancien port de Saint-Simon. Cette fosse est bien visible le long de la levée qui l’a en partie comblée. Un obstacle comme une île provoque dans l’eau des remous et des turbulences qui entraînent un creusement. A Nantes, la Fosse, qui donne son nom au port, est au pied de la butte Sainte-Anne. Avant qu’on y construise une chapelle, Saint-Simon pouvait s’appeler Ecrouis. 

Près de Saint-Simon se trouve le Pré-Colès. Ce nom présente la racine cole du verbe latin colere, habiter et cultiver (DHLF, p. 445), deux activités indissociables pour les paysans de l’Antiquité et du Moyen-Age. Vers 1310, dans les textes, le latin colonus désigne le cultivateur, le tenancier de la terre d’un seigneur et donne les mots français colon et colonie, au sens de propriété rurale. Au XVIIe siècle, colonie en vient à désigner un territoire administré par un pourvoir étranger (DHLF, p. 448).

III – Les étapes de la colonisation de la vallée

 

1 – La colonisation de la vallée de la Loire dépend de son émergence durable.

Roger Dion évoque des exemples de la colonisation du lit majeur, en Touraine, dès l’Antiquité, sur des îles et des bourrelets de rive, dans des épisodes de bas niveau des eaux de la Loire.

Par la suite, la montée des eaux empêche sans doute cette colonisation de se maintenir. Bien entendu, on a cherché à la rétablir et cette entreprise a connu des hauts et des bas, suivant le niveau des eaux, le succès aux basses eaux prolongées et l’échec quand une grande crue inattendue submerge le lit majeur. En effet, indépendamment des fluctuations saisonnières du fleuve, régulières et prévisibles, la crue exceptionnelle et parfois foudroyante met en échec la colonisation. Sa reprise suppose l’oubli des catastrophes plus encore que l’audace des pionniers. L’étude des derniers siècles montre que les grandes crues dévastatrices de la Loire peuvent être absentes pendant plus d’un siècle avant de submerger ceux qui les croyaient impossibles et n’en avaient pas conservé la mémoire.

 

2 – Les noms d’origine gauloise : la Tronnière, l’Epine-Gaudin et Port-Jaglin.

a - La Tronnière, près du Guineau, se compose du gaulois tra(uere)-onna : le travers de l’eau, le passage de l’eau, qu’on peut comprendre comme le passage à gué de la Pierre-Percée puisque la Tronnière se trouve là où la voie romaine aborde le lit majeur de la Loire. Il ne s’agit pas de la traversée du ruisseau de la Noue qui est nommé, tout à côté, le Guineau : le gué de la Noue.

Ce nom gaulois de la Tronnière prouve l’existence du gué de la Pierre-Percée avant l’extinction de la langue gauloise, sans doute au IVe siècle.

 

b - L’Epine-Gaudin 

Le nom de famille n’existe pas au Xe siècle, Gaudin n’en est donc pas un, c’est alors un prénom courant. Mais ici, c’est un nom de lieu qui s’analyse en gau ou wau, mot francique qui signifie petit bois donc épine et dunon, mot gaulois qui signifie enceinte fortifiée, forteresse. Gaudin signifie donc la forteresse de l’épine.

Le composant dunon plaide pour l’utilisation du site par les gaulois et le composant gau, plaide pour l’utilisation par les Francs, à partir de 509 où ils acquièrent Nantes (YBG. – LCBMPHPN, p. 21). Entre temps, pendant les invasions saxonnes du IIIe au Ve siècles, le site a dû également être utilisé.

c - Port-Jaglin est le nom du port de la forteresse de l’Epine-Gaudin. Au Xe siècle, il accueillait de grandes barques plates qui étaient alors les plus grands navires de l’époque. Il recevait sans doute l’eau conduite par le fossé Nord de la forteresse, une eau claire et cristalline venue du coteau qui contrastait avec l’eau de la Loire, chargée de vase.

Jaglin est proche des mots gaulois ialon : lieu éclairé, dégagé, clairière et iago : glace. Il désigne un lieu dégagé de la vallée, ouvert sur le Champ-Blond ennoyé et un endroit froid, glacé, à l’ombre du coteau et de la forteresse.

 

3 – Les noms d’origine latine : l’Artusière, le Bois-Viaud, le Champ-Blond et le Pré-Colès.

Ces noms ont des racines latines et datent donc de l’époque où on parlait le “latin populaire”, avant le milieu du VIIe siècle où il se transforme en langue romane (DHLF, p. 1110). Ces noms sont donc antérieurs à 650. Il faut en tirer trois conséquences. D’abord, la confirmation que la voie gallo-romaine de la Pierre-Percée qui passe à l’Artusière et au Bois-Viaud est alors déjà en place car ces noms  la désignent clairement comme une voie (Viaud, vio, via) avec un carrefour (artus). Ensuite, à l’Epine, il existe alors une fortification : sans elle le nom “campus bellum” (Champ-de-la-Guerre) n’aurait pas pu se former. On l’a vu, une fortification à l’Epine est même d’origine gauloise. Enfin, au Pré-Colès, près de Saint-Simon, la colonisation de la vallée est commencée, même si elle a pu s’interrompre par la suite. Mais elle ne s’est pas interrompue assez longtemps pour que le nom Pré-Colès se perde, comme les anciens noms gallo-romains de Mauves et du Loroux, avant leur remplacement par les noms dérivés du latin : Mala  via ou Mala vallis et Oratorium.

 

4 – Le rôle stratégique du passage à gué de la Pierre-Percée.

En somme, le nom d’origine gauloise de la Tronnière (trauere-onna), près du Guineau, indique qu’au IVe siècle et sans doute bien plus tôt, on traversait la Loire par le gué de la Pierre-Percée. Les noms d’origine latine de l’Artusière et du Bois-Viaud confirment l’existence de ce gué avant 650 où on cesse de parler le “latin populaire”. Il est emprunté par la voie Saintes-Blain qui traverse la Loire à 20 km en amont de Nantes et est praticable aux basses eaux d’été et d’automne, saisons des campagnes militaires.

Surtout, lors des invasions maritimes, sa situation géographique d’exception donne à ce gué de Loire un intérêt stratégique. En effet, l’estuaire de la Loire, encombré d’îles, est un bras de mer trop vaste pour être défendu. Les envahisseurs et leurs escadres accèdent donc facilement à Nantes pour piller la ville ou s’y établir. Quand Nantes est ainsi  occupée, les troupes adverses ont encore le recours de franchir la Loire à la Pierre-Percée, sans bateau ni plus long détour.

Entre 250 et 600, ces envahisseurs sont les Saxons auxquels se mêlent des Francs. A la fin du IIIe siècle, l’Empire romain met en place une puissante défense, le Tractus armoricanus et nervicanus. Il s’agit d’une chaîne de forts, créés le long du littoral atlantique entre Boulogne et la Gironde et reliés par une voie en rocade, construite en retrait des côtes pour pouvoir porter des troupes en renfort sur les points menacés. L’estuaire de la Loire a dû être traité comme un bras de mer. La voie Nantes-Angers existe déjà sur la rive Nord. En rive Sud, c’est sans doute l’occasion de construire ou d’améliorer la voie qui relie Saint-Père-en-Retz, Rezé, le Pont-de-l’Ouen, le Loroux et Châteauceaux. Le gué de la Pierre-Percée relie ces voies des deux rives de l’estuaire.

Les mercenaires teifales nous paraissent un autre élément du dispositif défensif. Ce peuple, proche des goths, est déplacé depuis le bas Danube par l’Empire romain, sans doute au début du IVe siècle. Les Teifales ont donné leur nom au pagus de Tiffauges qui s’intercale alors entre le pagus des Mauges et le pagus d’Herbauge et est limité au Nord par la Loire, à l’Ouest par la Maine et s’étend au Sud jusqu’au Petit Lay, au-delà des Herbiers, et à l’Est jusqu’au méridien de Bouzillé (YBG. – LCBMPHPN, p. 14 à 19).  

Le pagus de Tiffauges défend la Loire en amont de Nantes et les voies stratégiques qui relient Nantes à Poitiers et à Saintes. De 416 à 507, il appartient au royaume wisigoth d’Aquitaine.

On ignore le rôle de la Pierre-Percée dans la défense contre les Saxons dont on sait surtout qu’ils prennent Angers en 464, que Chilon, sans doute un chef saxon, assiège Nantes sans succès entre 490 et 496 et que saint Félix, évêque de Nantes de 549 à 582, réussit à convertir les Saxons.

L’invasion des Vikings est mieux connue. Ils prennent Nantes le 24 juin 843 et à nouveau en 853, l’occupent de 862 à 888, la ruinent en 867 et en 913, puis l’occupent jusqu’en 936 où Alain Barbetorte les bat, mais ils attaquent encore Nantes en 960 (YBG. – LCBMPHPN, p. 17 et 31).

En 882, Louis III, roi de France, vient en basse Loire avec son armée, négocie avec le chef normand Hasting sans livrer bataille et lui paie un tribut pour obtenir son départ. En 921, pendant cinq mois, Robert Ier, duc de France, puis en 927, pendant cinq semaines, son fils Hugues le Grand viennent avec leurs armées assiéger Nantes, véritable capitale des Vikings de la Loire. Dans les deux cas, les ducs lèvent leur siège et abandonnent Nantes aux païens contre une promesse de conversion.

En 942, le duc de Bretagne Alain Barbetorte acquiert la rive Sud de la Loire et les trois pagi des Mauges, d’Herbauge et de Tiffauges qui appartenaient au Poitou. Sans tarder, il crée la forteresse de l’Epine-Gaudin et une chaîne de forts dans le pagus de Tiffauges, sur le coteau Sud de la Loire et en amont de Nantes. Le gué de la Pierre-Percée raccourcit leur liaison par voie de terre avec Nantes en évitant le détour par le Pont-de-l’Ouen.

Les sources historiques sont muettes sur le rôle de la Pierre-Percée, mais l’organisation de la défense romaine, les sièges répétés de Nantes, puis les forteresses d’Alain Barbetorte donnent au gué de Loire de la Pierre-Percée un rôle stratégique dans la défense de la basse Loire contre les invasions maritimes.

IV – Les transformations de la vallée

 

1 – Les “terres vaines et vagues”.

Quand les archives locales commencent à parler, au XVe siècle, les terres de la vallée sont traditionnellement qualifiées de “terres vaines et vagues”. Ces terres, le plus souvent émergées ne sont pas à l’abri des crues du fleuve. Les deux adjectifs vaines et vagues viennent du latin et passent à l’ancien français puis au français. L’expression “terre vague” existe depuis 1266 et vaque en 1307 signifie “inhabité, dépeuplé en parlant d’une région ou d’une maison”. Vaine a un sens voisin : “vide, dégarni, sans substance” (DHLF, p. 2208). L’expression “terres vaines et vagues” semble forgée au XIIIe siècle. Au XVe siècle, elle est d’un emploi courant. Au XVIIIe siècle, une “vaine pâture” est une “terre où les habitants (…) peuvent faire paître leurs bestiaux” (DHLF, p. 2208).

La vallée ne dépend d’aucune seigneurie particulière. Cela n’empêche pas les îles de porter le nom des proches seigneuries du coteau comme l’Ile Gaudin, l’Ile Barre, l’Ile de la Vrillère.

On l’a vu, des villages existent sur le passage à gué de la Pierre-Percée qui saute d’île en île sur le bord Sud-Ouest de l’étier de la Noue. D’autres villages sont établis sur le bourrelet de rive du chenal de la Loire. Saint-Simon est mentionné pour la première fois en 1497 (YBG. - LCBMPHPN, p. 171). Le Moulin-de-l’Ile, le Pré-Colès, la Lamière, le Chaussin-Riou, la Pilardière sont cités pour la première fois en 1512 (idem, p. 109). Tous ces villages sont antérieurs à ces dates. Pour des terres réputées “vagues”, elles sont déjà bien peuplées.

 

2 – Les “communs” de l’Ancien Régime.

Le R.P. Pétard raconte « la question des communs sous l’Ancien Régime à Saint-Julien-de-Concelles ». Déjà en 1684 l’archidiacre qui visite Saint-Julien cite dans son rapport « les procès que la paroisse a eus pour les pastures des vallées ». Selon les usages de Bretagne, les terres vaines et vagues comme celles des vallées, appartiennent aux seigneurs, mais ils en laissent l’usage à leurs vassaux, à proportion de la surface de terre qu’ils cultivent en tenure du seigneur. Ce dernier conserve son droit de propriété.

En fait, jusqu’au XVIIIe siècle, les terres des vallées, quelle que soit la paroisse, restent indivises et les seigneurs, les vassaux et les autres habitants y font paître leurs troupeaux de vaches de chevaux, de moutons et d’oies, en tirent du bois, du foin et y pratiquent la pêche et la chasse, sans réglementation définie.

« Les difficultés commencèrent le jour où le gouvernement du roi chercha à faire mettre ces terres en culture. Les seigneurs furent invités par le pouvoir central à faire un partage de tous les terrains vagues. L’administration des Eaux et Forêts donna l’autorisation de faire ce qu’on a appelé le triage : un tiers de ces terrains devaient rester en possession du seigneur et les deux autres tiers en possession de ceux qui avaient le droit d’y communer » (R.P. Pétard – Saint-Julien-de-Concelles, p. 188), qu’ils soient vassaux ou habitants. 

En 1723, les seigneurs commencèrent donc à marquer leurs tiers, c’est-à-dire à les arpenter et à les borner. On a le récit d’une manifestation de protestation d’un groupe de sept à huit femmes du village de Charrère qui le 9 novembre 1724, vers midi, arrêtent le travail de trois ouvriers qui creusent un fossé d’alignement, ordonné par la dame Colbert, duchesse de Mortemart, elle-même autorisée par la maîtrise des Eaux et Forêts, après confirmation du Parlement de Bretagne, siégeant à Rennes. Ces femmes menacent de casser leurs pelles ou même leur tête et emportent les piquets, au rapport du commissaire-enquêteur J-B. Prudhomme, conseiller du roi.

Par la suite, non seulement les seigneurs, leurs vassaux, de simples habitants, mais encore des étrangers à la paroisse de Saint-Julien-de-Concelles, comme le prêtre Gartion de la Chapelle Basse-Mer, en 1726, cherchent à faire valoir des droits de pâture et à utiliser les chaussées entretenues par les habitants de Saint-Julien, non seulement en rive du chenal principal de la Loire, mais aussi en rive « de la boire qui s’étendait depuis les marais du Chêne jusqu’aux Marais de Goulaine », c’est-à-dire en rive de ce que nous appelons le seil.

La controverse ne fut pas tranchée avant la Révolution. Peu avant celle-ci, on a seulement une consultation de M. du Chatelier, avocat au Parlement, qui est favorable aux demandes du Général de paroisse d’exclure les étrangers à la paroisse du droit de pâture (RP Pétard – Idem, p. 194).

Mais l’ « interminable question des communs » (Idem, p. 291) connaît de nouveaux épisodes de 1792 à 1866 (Idem, p. 301) qui aboutissent à leur privatisation complète.

 

3 – Les crues, leur mémoire et leur prévention.

Les premiers cultivateurs de la vallée cherchent à protéger leurs maisons et leurs jardins potagers, ou courtils, non pas des petites crues qui déposent un limon fertile, mais des crues moyennes qui causent des dégâts et compromettent les récoltes. Contre les grandes crues, ils savent d’expérience qu’on ne peut se protéger et qu’il faut gagner le coteau avec les animaux pour se mettre à l’abri des eaux.

Au XVe siècle, les protections s’appellent les turcies, mot angevin proche de torchis et qui désigne les levées de terre, de sable, de cailloux, renforcées de branchages, parfois de fascines et maintenues par des pieux. Elles doivent sans cesse être réparées.

Le principe des grandes levées n’est pas mis en œuvre, faute de la volonté royale, comme le montre, a contrario, au XIIe siècle, Henri II Plantagenêt, comte d‘Anjou et roi d’Angleterre qui crée la première grande levée de toute la vallée de la Loire. Sur 45 km, elle protège le Val d’Authion depuis l’amont de Saumur jusqu’aux Ponts-de-Cé. Des “hôtes”, exonérés d’impôts, sont déplacés et assignés à résider près de la levée pour l’entretenir.

Au XVe siècle, Louis XI fait étendre et rehausser les turcies entre Gien et Blois. Au XVIe siècle, les bourgeoisies marchandes des villes, soutenues par les mariniers font endiguer le fleuve pour que, même à l’étiage, le chenal reste en eau et qu’il baigne les ports, sans divaguer. Des crues exceptionnelles surviennent en 1494, 1519, 1527 et 1549. Les levées sont trop faibles pour les contenir. En 1571, Charles IX prend la Loire en main et crée un “surintendant des turcies et levées” ayant autorité sur toute la longueur de son cours.

En 1629, le conseil de Louis XIII adopte un programme de six “déchargeoirs pour recevoir les eaux des grandes crues”. Mais ce programme n’est pas appliqué. Entre 1660 et 1685, Colbert fait empierrer et surélever certains ouvrages faibles, ce qui aggrave la situation d’ensemble. Les crues de 1707 et de 1733 le révèlent.  Les déchargeoirs et des levées sont rompus, en particulier près l’Orléans et de Tours, aussi facilement qu’autrefois. On reconstruit les grands ponts emportés ou abîmés d’Amboise, Blois, Orléans, Tours, Saumur et Nevers. On détruit des îles, on relève des quais. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on allonge encore les levées et on en construit de nouvelles.

Après 1815, le passage de l’Empire à la Restauration fait disparaître les ingénieurs généraux qui étaient la mémoire de la Loire et avaient développé à son sujet une réflexion globale. La crue de 1825 qui, en réalité, ne fait guère de dégâts, est considérée à tort comme le type même des plus fortes crues.

Dans ces conditions, la crue foudroyante du 22 octobre 1846 qui balaie la nouvelle ligne de chemin de fer d’Orléans à Tours et toute la gare d’Amboise, provoque la stupeur. Celle de juin 1856 est encore plus terrible. Plus de 160 brèches sont ouvertes dans les levées. A Jargeau par exemple, 80 maisons sont détruites. A Saint-Simon, la levée qui vient d’être achevée rompt. Une douzaine de maison sont emportées, la boire de la Chabotière est recreusée et toute la vallée est inondée.

Napoléon III donne mission à l’ingénieur Comoy d’étudier les mesures à prendre. Celui-ci résout l’énigme du « fléau toujours supérieur à lui-même ». « L’exagération de la hauteur des crues à l’intérieur du lit endigué est autre chose que la simple déformation d’un volume regagnant en hauteur ce qu’on lui faisait perdre en largeur… L’effet le plus important de la pression des levées est d’aggraver le caractère torrentiel des crues en augmentant leur débit maximum » (Roger Dion). Depuis Comoy, les rectifications apportées aux ouvrages et à leur conception même procèdent des découvertes de cet ingénieur. Dès 1862, des déchargeoirs et des barrages de retenue sont prévus sur le bassin supérieur du fleuve. La crue de 1866 rend urgent le programme de 1867, prévoyant 19 déversoirs. En 1911, sept seulement d’entre eux sont réalisés. Les autres sont abandonnés avant la fin du XIXe siècle.

 

4 – Les travaux de protection dans le Val nantais sous l’Ancien Régime. (R. Secher – Anatomie, p. 216-234)

En 1711, l’eau de la Loire en crue atteint l’ancienne église de Saint-Julien-de-Concelles, ce qui frappe les esprits car la tradition locale la répute insubmersible. En janvier 1731, à la requête du marquis de Goulaine et d’une trentaine d’habitants, près du Parlement de Bretagne qui a déjà instruit le dossier, est décidée la construction de chaussées de protection. A la Chapelle Basse-Mer, on en construit au Pré-Colès (sur 33 toises de longueur et 6 pieds de hauteur), à l’Ebaupin (25 t. sur 5 p.), à la Fosse Chantreau (45 t. sur 18 p.), au Verzelai (Déversoir de la Loire ? 27 t. sur 12 p.), au Champ-de-Foire de Saint-Simon (19 t. sur 4 p.), à Saint-Simon même (34 t. sur 3 p.), à la Pinsonnière (27 t. sur 12 p.) et enfin au Rez-Courant, un éperon de terre qui doit soutenir le choc des eaux et les empêcher de « miner les vallées déjà fort endommagées ». L’arrêté royal du 5 septembre 1738 permet théoriquement de financer les travaux. Précisons que la toise vaut 6 pieds et que le pied mesure 32,4 cm.

« En 1754, la construction est achevée. Cependant, les architectes sont déçus. Ils constatent qu’elle se dégrade rapidement. Qui plus est, en cas de grosses crues, elle sera inefficace » (R. Secher, p. 219).

Chaque année, les  habitants assurent l’entretien et la restauration des chaussées avec leurs charrettes, leurs bœufs et leurs chevaux. Cette corvée est fort coûteuse car certaines digues sont faites seulement de terre et d’arbres entassés. Quand elles paraissent insuffisantes, on préfère la pierre, la chaux et le ciment, notamment face aux courants les plus forts. La Chapelle Basse-Mer et Saint-Julien-de-Concelles en ont huit de cette espèce, chacune très étendue. Mais le fond de sable de la vallée rend ces chaussées fragiles. Celle de Coudrouse doit être complètement refaite en 1769.

Enfin, les marais, les bras d’eau et les boires sont alors encore actifs et amplifiés par les crues. Les ponts qui les franchissent et les culées de terre où ils s’appuient sont facilement emportés et doivent être refaits « En décembre 1783, toute la chaussée du Port-Moron est emportée » (R. Secher, p. 221 et 230). Le refus du général de paroisse d’envoyer des convoyeurs à la corvée royale qui s’effectuait sur l’autre rive du fleuve pour entretenir la route de Nantes à Angers, près de la Seilleraie, amène l’envoi de l’armée à Saint-Julien. La population doit se soumettre. « En 1788, l’eau emporte à nouveau toutes les chaussées » (Id. p. 222). En 1789, les cahiers de doléance demandent la création d’une taxe de 2.000 livres, assise sur toutes les propriétés de la paroisse de la Chapelle Basse-Mer, menacées ou non par les eaux, pour rétablir, entretenir les digues et même en élever de nouvelles.

Après les guerres de Vendée, un rapport officiel du 18 février 1800 constate que les chaussées sont « dans un état lamentable ». Les demandes de subsides pour aider à construire une digue de protection de la vallée sont refusées. Les chapelains se contentent donc de parer au plus pressé. En 1840, ces chaussées en mauvais état ne protègent plus la vallée et des villages restent isolés de longs mois. Certains prennent l’initiative de construire leur protection. A la Motte, trente familles profitent d’une surélévation pour construire un chantier de refuge entouré de murs. Précisons qu’on appelle chantier une berge élevée et taillée par le courant qui permet aux bateaux d’accoster, comme à un quai naturel, pour débarquer du bois ou des marchandises (DMR, p. 412). En 1843, pendant la crue, de nombreux habitants de la vallée se réfugient sur le chantier de merrain de la Pierre-Percée.

 

5 – Le projet de digue de 1817. (R. Secher – Anatomie, p. 514)

Après la forte crue de 1815, Coquebert, propriétaire en Saint-Julien-de-Concelles, avec l’aide de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Lemierre et du géomètre Démolon, propose l’ambitieux projet d’élever une digue depuis la rivière la Divate jusqu’à la Savarière en Saint-Sébastien pour assécher la vallée et les marais de Goulaine. L’opération est évaluée à 1.350.000 francs que l’Etat financerait par un prêt. Les travaux commenceraient en 1818 et dureraient quatre ans. Mais l’Etat, qui n’a pas été consulté au préalable, refuse.

En 1841, ce projet est repris sous la forme de travaux d’intérêt collectif avec écluses et ponts, complétés par des travaux d’intérêt particulier à la Boire d’Anjou et au Port-Moron, en tête de la vallée et le long du Rez-Courant, qui prolonge la rivière la Divate, à travers le lit majeur de la Loire, jusqu’au chenal. Le projet comporte des écluses pour irriguer les prairies dès la belle saison. Le front de défense serait continu depuis la Varenne jusqu’à Basse-Goulaine, en intégrant, bien entendu, les vallées de la Chapelle et de Saint-Julien. En accord avec les municipalités de ces communes, du Loroux-Bottereau et de Thouaré, des négociations s’ouvrent avec le gouvernement.

Les années 1843, 1844 et 1845 sont marquées par de grandes crues. On a le témoignage de l’abbé Blais, curé de la Chapelle Basse-Mer, sur celle de 1843 : « Le dimanche 15 janvier, à la suite des ouragans et de fortes pluies, les eaux de la Loire débordaient avec une rapidité extraordinaire et couvraient en peu d’heures les prés et les terres ensemencées de la vallée. Les habitants passèrent le saint jour à sauver ce qu’ils purent de bois, de légumes et de fourrages. Dès le lundi, tous les villages étaient envahis par l’inondation. Le mardi, l’eau entrait dans un grand nombre de maisons…

Mercredi… à minuit, l’eau cessa de monter. A huit heures du matin, elle était en train de baisser de quelques centimètres, ce qui fit renaître l’espérance. Hier, jeudi 19, au moyen d’un bateau… j’ai parcouru les villages. Je commençai par la Haute-Vallée comme étant le village le plus pauvre et le plus exposé… Dans le centre et la basse vallée où les maisons sont mieux bâties et les ressources plus actives, nous trouvâmes plus de monde dans les maisons ; les habitants étaient suspendus, eux et leurs bestiaux… sur un radeau peu solide, qui se défonce souvent, au milieu de la fumée qui ne s’échappe que par le toit » (R. Secher, idem, p. 507).

En 1845, le préfet de la Loire-Inférieure ordonne une enquête d’utilité publique comprenant six questions posées aux riverains de la Loire et aux conseils municipaux de la Chapelle Basse-Mer, Saint-Julien-de-Concelles et Basse-Goulaine. Mais la Varenne, le Loroux-Bottereau et Thouaré ne sont pas intégrés à cette enquête, ni au syndicat qui sera créé. Voici les questions : 1- La levée est-elle d’intérêt public ? 2 - Le projet soumis à l’enquête doit-il être adopté ? 3 - Est-il suffisant de donner à la levée une largeur de 6 mètres à son sommet ? 4 - La levée doit-elle être également une route communale ou départementale ? 5 - La levée doit-elle être conduite jusqu’à Saint-Sébastien ou l’Ile Pinette ? 6 - Faut-il demander au gouvernement une contribution d’un tiers de la totalité des dépenses ? Le conseil municipal de la Chapelle Basse-Mer répond positivement aux trois premières questions. A la quatrième question, il juge par 9 voix contre 6 qu’un chemin sur la levée est inutile.

Le 3 septembre 1846, le roi Louis-Philippe donne son accord à la création du “Syndicat de la Divatte”. Le 21 septembre 1846, un arrêté préfectoral nomme le maire de la Chapelle Basse-Mer, Mériadec Laënnec, président de ce syndicat.

V – La “levée de la Divatte à Saint-Sébastien”, ses caractères et sa construction

 

1 – Avant les levées. 

En 821, un capitulaire de l’empereur Louis le Pieux évoque le projet d’aggeres de Loire en Neustrie. Le verbe latin aggerare signifie “amonceler, accumuler” et, au figuré “développer, grossir” et les agger sont des “matériaux apportés ou entassés, des amas de terre”, d’où “terrasses, rempart”. Aggerare a donné le français exagérer : “grossir, accentuer en dépassant les normes” (DHLF, p. 753).

Jusqu’au milieu du XVIe siècle, pour désigner des levées de terre, on parle de turcies de terre et de branchages, parfois de fascines, c’est-à-dire de fagots serrés (voir IV, 3). On les édifie sur le bourrelet de rive du chenal ou d’un étier pour tirer partie du travail naturel de dépôt de ces cours d’eau sur leur bord à chaque débordement. Elles empêchent l’eau de passer aux petites crues, mais elles visent surtout à égaliser les débordements des crues moyennes en nappes régulières, les plus minces possibles pour qu’elles ne causent pas de dégâts. Bien entendu, les turcies restent impuissantes face aux grandes crues qui les endommagent et même les emportent et dispersent leurs matériaux.

Les turcies protégent des habitations et des cultures particulières, quelques maisons, parfois un village. Ce sont des ouvrages spontanés et empiriques qui exigent beaucoup d’efforts, mais restent localisés, fragiles et malheureusement peu durables. Le pouvoir royal, avec ses moyens d’une autre échelle, quand il a bien voulu se mobiliser et surtout la société industrielle du milieu du XIXe siècle, systématisent les efforts empiriques du passé, déploient une réflexion méthodique et des moyens d’ingénieurs et construisent de grandes levées.

D’autre part, le 18 avril 1830, les propriétaires des marais de Haute-Goulaine, Basse-Goulaine, Saint-Julien-de-Concelles, le Loroux-Bottereau et la Chapelle Basse-Mer créent le Syndicat des Marais de Goulaine. Ils se proposent de les assécher – ce qui ne se fera pas – avant de construire une digue de ceinture de la vallée.

En 1835 et 1836, un détachement du 40e régiment d’infanterie de ligne campe à Embreil et construit la chaussée d’Embreil qui coupe les Marais de Goulaine de la vallée de la Loire proprement dite. Les habitants du Loroux-Bottereau et d’autres communes demandent cette route depuis longtemps. Le chemin nantais qui reliait Cahérault à Saint-Sébastien en franchissant la Goulaine par l’arche de la Queue-de-Vallée était impraticable l’hiver et obligeait à un détour pour traverser les Marais de Goulaine au Pont-de-l’Ouen. La nouvelle route est praticable en toute saison. A son extrémité Ouest, une colonne commémore cette construction.

Le 12 juillet 1840 est créé le Syndicat du Marais du Chêne qui regroupe les propriétaires de Saint-Julien-de-Concelles et de la Chapelle Basse-Mer pour assainir plus de 2.000 hectares de marais, au fond de la baie que forme la vallée.

 

2 – Les travaux de construction de la levée (1847-1856). (Anne Mathieu, p. 26-36)

Le projet des ingénieurs des Ponts et Chaussées Watier et Jégou, soumis à enquête publique le 5 mars 1844 a un seul but : protéger 2.200 hectares de terres agricoles du val nantais. Ils proposent une levée qui s’étend depuis la rivière la Divate, limite du département de la Loire-Inférieure, jusqu’à Saint-Sébastien, sur 15.116 m. dont 4.746 en la Chapelle Basse-Mer, 6.620 m. en Saint-Julien-de-Concelles et 3.750 m. en Basse-Goulaine. L’usage de la levée comme route n’est pas envisagée et elle ne comporte donc pas de parapet de protection. Elle doit être insubmersible, c’est-à-dire plus élevée que la crue de référence de 1846. Sa hauteur dépasse la vallée de 3,50 m. et l’étiage de 9 à 10 m.

La forme de l’ouvrage n’est pas partout la même car le courant des eaux ne déborde pas toujours sous le même angle. Une coupe du 11 juillet 1904 montre qu’à Saint-Simon, la levée mesure 7 m. de large en son sommet, que face à la Boire de Saint-Simon, le talus incliné et dallé est large de 5 m. A sa base s’ajoute une butée de pied en enrochement, large de 4 m. et munie d’une escarpe de 3 m. Cette coupe montre aussi, face aux terres, une contre-digue large de 8 m. L’emprise total est donc large de 22 m. (p. 31).

En 1844, le coût estimé est de 723.549,24 F. (p. 29). En 1851, le syndicat l’évalue à      1.100.000 F., sans compter le prix des cales de la Pierre-Percée, de la Chebuette et de Belle-Vue (p. 44-45) qu’il a bien fallu ajouter, ni la porte de Goulaine, ni une longueur finalement portée à 15.843 m. (p. 40).

En mars 1847, au Port-Moron, commencent les travaux de construction de la levée. 4.250 mètres sont construits cette année là, jusqu’à la Pierre-Percée. En 1848 et 1849, la levée est portée à 6.900 m. et atteint la Chebuette. Le Syndicat remarque que l’Etat n’honore pas ses engagements alors que l’avancée des travaux suppose des avances de fonds. Des propriétaires font monter les prix de leurs terrains expropriés pour la construction et exigent d’intégrer à la levée des cales et des rampes d’accès au fleuve qui augmentent son prix. En 1850, l’ouvrage  est mené jusqu’au Ruaud en Saint-Julien-de-Concelles et atteint 8.330 m. Les mêmes difficultés empêchent de respecter le programme de construction et d’atteindre la Boire-Courant.

De 1851 à 1853, la levée est construite jusqu’à l’arche de la Queue-de-Vallée qui permet au chemin nantais de franchir la Goulaine. Des inondations détruisent les récoltes de la basse vallée de Saint-Julien-de-Concelles et de Basse-Goulaine. Le Syndicat et le préfet demandent donc à l’Etat d’accorder les crédits nécessaires à l’achèvement de l’ouvrage dès 1854 pour éviter de nouveaux dommages. Il n’en est rien. En 1855, un batardeau provisoire est établi à Basse-Goulaine pour empêcher les eaux de la Loire de pénétrer dans les terres. La forte crue de 1855 est ainsi contenue. Puis ce batardeau est remplacé par une porte au lieu-dit l’Ecluse. Elle permet d’empêcher le reflux de la Loire dans la Goulaine et de réguler le niveau des Marais de Goulaine.

Le 18 mars 1856, la levée est achevée jusqu’à Saint-Sébastien, au coteau des Rouches. Elle mesure 15.843 m. C’est la dernière construite des grandes levées de la Loire. Il n’y en aura plus d’autre car leur principe même ne va pas tarder à être remis en cause par la réflexion de l’ingénieur Comoy qui comprend que corseter toujours plus étroitement le fleuve ne peut qu’amplifier la violence des grandes crues, des débordements et des dégâts qui s’ensuivent. La volonté de dominer le fleuve en lui opposant de front la puissance supérieure des digues laisse place à une conception qui compose avec sa puissance et recherche le compromis et la cohabitation.

 

3 – Les caractères de la levée.

Pour tirer le meilleur parti du faible relief naturel, le tracé de la levée reprend celui des levées antérieures, sur le bourrelet de rive qui, le plus souvent, longe le chenal. Quand des terrasses séparent le bourrelet de rive du chenal, la levée s’en éloigne. C’est le cas entre la Boire-d’Anjou et la Pierre-Percée, où l’ancienne Ile Barre est laissée sans protection à l’extérieur de la levée.

La levée est bâtie sur le sable qui constitue le sol de la vallée, d’une vingtaine de mètres de profondeur moyenne. La levée ne peut résister à la poussée des crues, c’est-à-dire à la pression des eaux, qu’en leur opposant sa masse compacte qui ne doit ni rompre, ni glisser sur la surface du sol, et comporte donc un soubassement enfoncé dans le sable.

La levée est un entassement de matériaux. Seule son escarpe qui fait front au fleuve est munie d’un enrochement c’est-à-dire d’une carapace de pierres maçonnées. Si l’eau sous pression réussit à s’infiltrer à travers cette sorte de cuirasse externe et pénètre dans la levée, elle finit par la traverser en créant un “renard” qui s’élargit et menace vite d’emporter tout un tronçon de la levée. S’il est décelé assez tôt, on tente de colmater l’infiltration en enfonçant un pieu dans le trou et en le consolidant de pierres. On établit un service de garde qui fait une ronde toutes les deux heures lorsque la cote de 5,50 m. est atteinte à l’échelle de crue des Gallonnières.

Au débouché de la Goulaine, les ingénieurs prévoient une écluse à sas, capable de laisser passer les bateaux, quels que soient les niveaux d’eau, pour l’importation de la chaux angevine alimentant le four à chaux du Montru et pour l’exportation des vins. Mais le four à chaux cesse son activité vers 1864 et les vins trouvent d’autres voies. L’écluse à sas ne sera pas construite. Seule une simple porte le sera (p. 50).

La levée est édifiée par une main-d’œuvre, locale ou non, employée par l’entreprise Hémery de 1846 à 1853, où ce marché est résilié et où l’entreprise Bernard la remplace jusqu’en 1856 (p. 51).

« Le volume total des remblais égalait environ 600.000 mètres cubes » (G. Vivant et      J. Glebeau, Saint-Julien-de-Concelles et son passé). La levée mesure 15.843 m. La moyenne est de 37,8 m3 de matériaux par mètre linéaire. En moyenne sa hauteur est de 3 m., sa largeur à la base de 14 m. et sa largeur au sommet de 8 m. Sa longueur est d’environ 4,5 km en la Chapelle-Basse-Mer, 7 km en Saint-Julien-de-Concelles et 3 km en Basse-Goulaine.

 

4 – La levée à l’épreuve des grandes crues. (Anne Mathieu, p. 50)

a - L’inondation de 1856.

Le 25 février 1855, alors que la construction de la levée n’est pas achevée, une forte crue endommage l’ouvrage et provoque des éboulements, aussitôt réparés sans entraîner de brèche. 

En mars 1856, la construction s’achève. Mais le 9 juin vers 19 h 30, à la suite de fortes pluies et d’une grande marée qui gêne l’écoulement de la Loire, celle-ci atteint la cote de 5,94 m. La levée rompt à Saint-Simon, à l’ancienne embouchure de la boire de la Chabotière, ancien “étier de cabotage” reliant le port de Saint-Simon au pied du coteau et au seil qui y coule. Douze maisons et leurs dépendances sont emportées par le torrent qui inonde la vallée en quelques jours et les récoltes sont perdues. C’est l’illustration de « l’importance des perturbations apportées par l’endiguement au régime des hautes eaux de la Loire » (Roger Dion) sur une grande partie de son cours. Ce n’est pas la levée à elle seule qui a amplifié la montée des eaux, c’est le resserrement du lit entre les deux rives car en rive Nord se trouve la falaise de Mauves et la levée du chemin de fer qui la double et surtout la prolonge, en aval de Mauves jusqu’à Nantes.

En 1859, les ingénieurs et le syndicat jugent indispensable de consolider certains tronçons et d’en rehausser d’autres, d’autant qu’on avait construit la digue moins haute devant certaines  maisons pour éviter leur enfouissement. De 1866 à 1870, on consolide la levée en élevant le perré, c’est-à-dire le dallage de pierres jusqu’au sommet de la levée du côté de l’eau et en renforçant aussi son autre côté par des banquettes de terre de 3 à 4 m d’épaisseur (et même 8 m, comme on l’a dit, sur la coupe de 1904 à Saint-Simon) munies de perrées à Coudrouze, aux Galopins, à la Chebuette, à Boire-Courant, à l’Officière et à l’Ecluse.

b - L’inondation de 1910.

Après un hiver 1909-1910, puis un automne 1910 particulièrement pluvieux, à la fin de novembre 1910, le niveau du fleuve atteint le sommet de la levée, conçue comme “insubmersible”, et provoque des infiltrations. On bouche les entrées des cales avec des sacs de terre. Les habitants sont très inquiets. Les riverains sont prévenus de se tenir prêts à évacuer s’il le faut.

Le 2 décembre, le niveau de la Loire continue à monter. La catastrophe survient quand la levée rompt vers 21 heures à la Praudière en Saint-Julien-de-Concelles. L’eau assiège ensuite la levée d’Embreil sur laquelle passe le chemin de fer du Petit-Anjou. Le 3 décembre vers 21 heures, l’eau la recouvre et se déverse dans les Marais de Goulaine. A 23 heures, elle cède près des écluses. Les marais et les villages côtiers sont inondés. Pour éviter de nouvelles ruptures, les Ponts et Chaussées font sauter les portes de l’Ecluse à Basse-Goulaine.

D’autres grandes crues surviennent en janvier 1923 et en janvier 1936 (p. 75).

 

5 – La levée devient une route. 

Traditionnellement des bacs permettent de franchir le fleuve entre Saint-Simon et Mauves, entre la Praudière et Thouaré, entre l’Officière et Belle-Vue en Sainte-Luce puisque la mémoire des anciens gués de Loire s’est perdu. Les cales de la Pierre-Percée et de la Chebuette permettent l’accès aux gares de Mauves et de Thouaré pour expédier le chanvre et les légumes de la vallée. Le chemin de fer d’Orléans à Nantes et en particulier ces deux gares sont mis en service en 1851.

En 1856, le conseil général de la Loire-Inférieure envisage de construire un pont près de Mauves, car il n’en existe pas entre Nantes et Ancenis, pourtant distantes de 40 kilomètres. En avril 1875, deux sites sont retenus pour un pont reliant Mauves à la Chapelle Basse-Mer et pour un autre pont reliant Thouaré à Saint-Julien-de-Concelles. Ils sont commencés en 1879 et achevés en 1882. Les relations entre les deux rives de la Loire s’intensifient et la circulation s’accroît aussi sur la levée.

Dès 1859, les charrettes sont autorisées par arrêté préfectoral à circuler à proximité de certains villages qui bordent la levée (p. 80) entre le Port-Moron et la Boire-d’Anjou, dans la traversée de Saint-Simon, où la levée reprend le chemin de halage qui lui préexistait, à la Pierre-Percée, à la Chebuette et à Boire-Courant.

La levée doit-elle devenir un axe routier ? Cette question est posée depuis l’origine par la géographie elle-même. En effet, dans une grande vallée alluviale, le chemin de rive qui borde le chenal sert de chemin de halage des bateaux et c’est l’endroit le plus élevé, le mieux drainé, le plus sec, le plus commode pour relier les chantiers et les villages. Après empierrement, il devient aussi le plus carrossable.

En 1869 et 1870, on empierre la levée sur 4 m. de large et 15 cm d’épaisseur. Elle devient le “chemin de grande circulation GC 85”. On y pose alors un parapet sur 13 km pour éviter d’ajouter encore aux 13 morts ou accidentés par chute dans la Loire.

Après la catastrophe de 1910, la levée devient la “route nationale 751, de Cosne-sur-Loire à la pointe Saint-Gildas”, puis en 1972, le “chemin départemental 751”.

En 1920, on songe à y interdire les véhicules à moteur dont les vibrations affaiblissent la construction.

Depuis 1971, le Syndicat de la Divatte qui, malgré ses moyens limités, continue d’entretenir la levée, « demande expressément au conseil général de la Loire-Atlantique de prendre son relais et de confier au département l’entretien complet de l’ouvrage ». Le 5 mars 1987, après 140 ans d’existence, le Syndicat de la Divatte est dissout à la fin de l’exercice budgétaire de 1987 (p. 91).

A partir de 1988, le conseil général de Loire-Atlantique devient propriétaire de la levée. En 1994, le Laboratoire régional de l’équipement d’Angers réalise une expertise de la levée pour définir les “zones à risques” en distinguant trois niveaux de risque : les crues exceptionnelles comme celles de 1910 et de 1936 dites “crues du siècle”, les crues fortes comme celle de 1856, qui statistiquement reviennent tous les 30 ans, et les crues moyennes, comme celle de 1994 qui reviennent tous les 10 ans. La première urgence du Laboratoire, du département, de la Région des Pays de la Loire et de l’Etat est les crues moyennes. Le onzième contrat de plan prend en compte le rôle économique de la levée dans la perspective où se place l’Etat de renforcer l’ensemble des levées de la Loire. De 1994 à 2004, la levée est restaurée et, là où c’est nécessaire, confortée et renforcée. Les perrés, les cales, les murs de soutènement, le parapet sont réparés.

 

6 – Vers une solution du problème routier ?

En 1977, puis en 1980, le projet de porter la plateforme routière de 7 m. à 12 m. de large sur certaines parties de la levée n’aboutit pas, car il suppose de démolir beaucoup de maisons. En 1987, un nouveau projet d’élargissement à 9 m., sauf aux traversées des villages, n’est pas réalisé car il ne répond ni à l’augmentation de la circulation, notamment des camions, ni à la desserte de la vallée, ni aux exigences de sécurité. Il est abandonné pour la construction d’une route doublant la levée.

En 1989, la levée est doublée en largeur et passe à quatre voies entre les échangeurs de Belle-Vue Sud en Basse-Goulaine et des Rouches en Saint-Sébastien. En 1990, cette route devient une partie du périphérique nantais. L’ancienne écluse du canal de Goulaine est remplacée par une station de pompage qui permet de réguler le niveau des eaux des Marais de Goulaine.

Sur la levée, il passe 2.500 véhicules par jour en 1975. Il en passe 3.000 en 1980. Entre les ponts de Bellevue et Thouaré, il en passe 4.150 en 1985 et 7.400 en 1998. La levée ne suffit plus.

En 2006, on double donc la levée sinueuse par une nouvelle route rectiligne D.215 entre Basse-Goulaine et le rond-point des Quatre-Routes en Saint-Julien-de-Concelles. Sauf au franchissement de la Goulaine, cette route suit le niveau des terres de la vallée, mais n’est pas construite, comme la levée, au-dessus du niveau de la crue centennale qui aurait exigé un remblai de 3 à 5 mètres de haut. On prévoit de prolonger cette route jusqu’au Maine-et-Loire, soit en prenant la vallée en écharpe jusqu’à la Haute-Vallée, soit en gagnant le coteau près du bourg de la Chapelle Basse-Mer, pour y rejoindre la route qui mène à la Varenne.

Pour la levée, l’avenir qui se dessine est de desservir les riverains et de faire découvrir les bords de Loire aux touristes et aux flâneurs.

2024 créé par Pierre Gallon et Pierre Saunière        contact : patrimoinechapelain@gmail.com

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