La culture du tabac en vallée de la Loire
Le tabac, “ Nicotiana tabaccum”
C'est une plante annuelle herbacée qui atteint 1,50 à 2 mètres de haut si on lui laisse son inflorescence. Ses feuilles entières peuvent mesurer de 80 à 90 centimètres de longueur sur 40 centimètres de largeur.
Sa culture nécessite un grand nombre d’heures de travail pour son entretien, écimage, ébourgeonnage, protection sanitaire, pour sa récolte en feuilles et surtout pour son séchage et sa préparation à la ferme. Pendant la période estivale, les enfants, les cousins et les grands parents participent aux travaux.
Le tabac et ses maladies
Plante de la famille des Solanacées comme la tomate ou la pomme de terre, le tabac est sensible au mildiou mais également au virus de la mosaïque. L’institut expérimental du tabac de Bergerac (Dordogne) a fait d’importantes recherches sur cette grave maladie et a été un modèle essentiel d’études de la structure physique des virus. Suite aux recherches, la variété de tabac utilisée, le Barley, est remplacée par une variété peu sensible. Cependant, pour lutter contre la maladie des semis et la mosaïque, il est parfois utile de procéder à la désinfection de la terre de la pépinière à la vapeur.
Voici la méthode utilisée à cette époque : il faut creuser au bout de la pépinière un trou de 30 centimètres de profondeur sur 3 ou 4 mètres de long et 1 mètre de large. La terre étant mise sur les côtés, des tubes métalliques placés au bord du trou soutiennent des tôles également métalliques, recouvertes de 10cm de terre prélevée sur les planches de semis, ce qui forme un tunnel. Dans ce tunnel, sont apportés des fagots, des perches, des bûches et un grand feu est allumé.
Tout ce travail se fait à la pelle et à la brouette, il faut alimenter le feu et arroser régulièrement la terre brûlante. La vapeur ainsi produite assure la désinfection et la destruction des graines des mauvaises herbes. Après complète évaporation, il faut retirer ce dispositif, remettre la terre en place, le semis pouvant s’effectuer quelques jours plus tard dans un sol arrosé.
Le semis : la graine de tabac, infiniment petite, 10000 grains au gramme est fournie par l’Etat. Le partage de la graine se fait par précaution au-dessus d’une feuille de papier, à l’aide d’une minuscule cuillère ronde en aluminium dont le contenu permet de semer 6 châssis.
Le semis s’effectue entre le 20 et le 25 mars, à la volée, après un mélange minutieux de la graine avec du sable tamisé fin et sec, dans une pépinière au sol très meuble et finement préparé. Le semis réalisé est roulé afin de bien faire adhérer la graine au sol et recouvert de quelques millimètres de sable très fin pour empêcher le durcissement de la surface. Des arrosages légers mais fréquents sont nécessaires pour assurer une bonne levée et éviter que les jeunes plants ne soient brulés par le soleil.
La gestion de la chaleur des coffres est surveillée et régulée : des cales placées sous les vitres des châssis permettent l’évacuation de la chaleur excessive.
Avant l’arrivée de l’eau brute, les mieux lotis utilisent une motopompe, d’autres un arrosoir. C’est un grand progrès quand l’eau des maraîchers arrive dans la vallée mais il faut encore prendre quelques précautions contre la maladie et la protection de la pépinière. Un poudrage avec un anti-mildiou fourni par la SEITA s’avère nécessaire après chaque arrosage, de la levée jusqu’à la plantation.
La courtilière, ou taupe-grillon, insecte qui mesure de 5 à 8 centimètres de long, est considérée, par ses galeries creusées dans le sol et son régime végétarien comme nuisible à la culture du tabac ; alors on dépose des appâts empoisonnés sur son passage pour la détruire.
Une courtillière
Plantation du tabac
La plantation
Lorsque les plants atteignent 7 à 12 centimètres de hauteur, deux mois après le semis, la plantation en plein champ peut s’effectuer sur une terre bien préparée. La culture du tabac exige un sol profond et riche, une bonne alimentation en eau, en engrais organiques et minéraux, la potasse ayant un rôle déterminant dans la coloration du produit final : la température optimale de croissance est de 25º, la distance de plantation est de 73 centimètres entre chaque rang et 36 centimètres entre chaque pierre.
Pour obtenir cette géométrie parfaite, il faut délimiter le terrain sur ses deux cotés à l’aide d’un cordeau à chainette, fabrication maison, constitué de maillons de fil de fer de 36 centimètres, de marquer l’emplacement des rangées. Le cordeau est ensuite reporté de 73 centimètres à chaque rang, la jonction des deux maillons correspond à l’emplacement d’un plan. Le comptage peut s’opérer dans les deux sens dans ce savant quadrillage.
Un champ de tabac (famille Gallon)
Le contrôle
La culture du tabac est soumise à un contrôle strict et rigoureux exécuté par des agents de l’Etat.
Chaque parcelle doit posséder sa fiche signalétique comportant le nom du planteur, la surface autorisée, la surface de la parcelle, le nombre de rangs, le nombre de pieds par rangs. Les pieds manquants doivent être comptabilisés par rang ainsi que les pieds improductifs qui sont arrachés et déposés en bout du rang concerné. Cette fiche, manuscrite, est pliée, coincée en haut d’un piquet d’un mètre fendu en tête et recouvert d’une boite de conserves, afin de la protéger de la pluie.
Les contrôles sont très fréquents pendant la guerre 1939/1945 par crainte de la vente de tabac au marché noir. Ils se relâchent ensuite entre 1950 et 1960, il suffit de déclarer la surface cultivée. En 1975 et 1976, les deux dernières années de culture du tabac, les alignements ne sont plus de rigueur, le travail se fait à la planteuse, la surveillance se résume à la visite d’un technicien plutôt qu’à un contrôle.
Le travail avant la cueillette
Le binage manuel au paroir entre les pieds, entre les rangs est nécessaire pour ne pas laisser l’herbe s’installer ainsi que le passage de la houe tirée par le cheval, remplacé plus tard par la motobineuse. Puis vient le moment du buttage quand les pieds atteignent 30 à 35 centimètres. Le buttage a trois avantages : il détruit les mauvaises herbes, il assure la solidité des pieds par l’apport de terre sur sa tige principale, il favorise la formation de racines nouvelles et augmente le système racinaire sur la partie recouverte. L’arrosage régulier assure un développement optimum.
Lorsque la hauteur de la plante atteint entre 1,20m et 1,50, il faut procéder à l’écimage, (action de couper la hampe florale). Pour ce faire, il faut, courbé ou à genoux, débarrasser les pieds des petites feuilles inutiles au ras du sol, sur une quinzaine de centimètres puis compter ensuite le nombre de feuilles intéressantes qui vont rester en place, de 9 à 12 feuilles suivant la force des plants, et enfin couper la hampe florale au dessus de la dernière feuille conservée. La coupe de la hampe florale favorise le développement des feuilles mais aussi celui des bourgeons auxiliaires à l’aisselle de chaque feuille, bourgeons qu’il faut éliminer souvent et rapidement car devenus trop durs, ils sont une menace pour la feuille qui pourrait se briser pendant cette ébourgeonnement. Le progrès aidant, une huile est utilisée pour cette opération, huile déposée à l’aisselle des trois feuilles supérieures qui descend jusqu’au sol et brûle tous les bourgeons naissants. C’est l’ébourgeonnement chimique avec un gain de temps important et des feuilles de tabac plus développées.
La récolte
La SEITA, moyennant cotisation, assurait la récolte sur pied. Le risque majeur étant bien sûr, en été, les orages de grêle. En 25 ans, j’ai connu une seule fois la destruction totale de la récolte et une autre fois, un champ sur deux.
Au moment venu, la cueillette se fait par étage foliaire en trois fois. D’abord les quatre feuilles du bas, cassées au plus près du pied, assemblées en poignées et laissées sur le sol 2 ou 3 heures afin qu’elles se fanent un peu pout éviter les brisures, puis les quatre autres, les médianes, quelques semaines plus tard et vers la mi-septembre la récolte des feuilles de tête. Les poignées sont reprises (7 à 8), posées sur le bras pour former une brassée puis sorties du champ et déposées dans la charrette, remplacée plus tard par la remorque.
La cueillette se fait toujours en position courbée et les allées et venues incessants entre le champ et la charrette sont bien fatigants.
Le séchage
Apportées au séchoir, les feuilles sont entreposées au sol, sur des toiles, en position debout le long des murs pour éviter l’échauffement (photo n° 2). Au bout de 24 à 36 heures, la côte, nervure principale, ayant ramolli, l’enfilage en guirlande peut commencer sans risque. L’enfilage s’effectue à la main à l’aide d’une grande aiguille de 30 cm. C’est un travail exécuté en position assise qui peut être confié à des personnes âgées, à des enfants ; les feuilles sont positionnées dos à dos et face à face pour éviter le collage entre elles au séchoir.
La guirlande formée mise à la pente mesure en général 1,50 mètre et comporte environ 50 feuilles espacées de 1,5 centimètre. L’enfilage à la machine est pratiqué dans les séchoirs équipés spécialement pour les rangées entières.
Le séchage des guirlandes s’effectue en séchoir construit exprès pour cette culture ou dans des greniers aménagés en séchoir. Il est impératif de pouvoir moduler l’aération et l’hygrométrie suivant le temps. Le séchage doit d’abord être lent mais il faut augmenter l’aération lorsque la belle coloration jaune des feuilles est atteinte. Lorsque l’hygrométrie trop importante des automnes pluvieux est néfaste au bon déroulement de la fin du séchage, il faut avoir recours au chauffage.
Séchoir à tabac
Le chauffage
On utilise pour cela un braséro en fonte en forme de coquilles à barreaux dans lequel un feu est entretenu pendant 3 ou 4 jours. Je me souviens des 50 kilos de coke incandescent dans le séchoir, enfant, ça me faisait peur. Le coke est un combustible solide obtenu par distillation de la houille en vase clos.
Le coke, en brûlant émet une flamme minuscule, ce qui ne dispense pas de prendre des précautions, de dégager les guirlandes au-dessus du braséro, protégé d’un grand chapeau métallique de 1, 50 mètre de diamètre, genre chapeau chinois, pour parer à toute éventualité : chute de feuilles dans le feu qui provoquerait aussitôt une grande flamme et l’incendie.
La chaleur est intenable autour du brasero, les quatre pieds en bois de la structure doivent être protégés. Des incendies se déclarent parfois dans les séchoirs à tabac et toute la récolte part en fumée. Chez nous, la récolte est assurée mais heureusement nous n’avons jamais eu de soucis. Les feuilles basses et médianes sont déjà stockées dans une chambre saine à l’abri de toute intempérie.
Après le séchage, on expose les guirlandes au soleil et à l’air afin de les assainir et d’enlever les traces de moisissures
Au cours du mois de décembre, nous trions les feuilles basses car la livraison fixée par la SEITA, a lieu avant Noel. Le triage dure une bonne semaine et s’effectue par catégories, trois en général dans la journée puis par longueur dans la soirée, quatre de 10cm en 10cm, ce qui fait douze groupes.
Les feuilles, par qualité et par longueur sont assemblées en manoques. La manoque est constituée de 25 feuilles, 24 assemblées pied à pied, côtes vers l’intérieur, la 25e feuille repliée servant de lien. Placées en tas dans une chambre saine en recroisant les pointes, elles attendent la préparation des balles effectuée deux ou trois jours avant la livraison.
Les balles, plus ou moins longues et hautes selon les quantités et les longueurs dans chaque catégorie, sont réalisées dans un moule en bois, réglable selon les besoins. Des ficelles, placées au fond, ressortant entre les barreaux, permettent de serrer les manoques placées en rangées serrées de chaque bout de ce moule et croisées entre elles au milieu. Puis on grimpe sur la balle en construction avec des chaussons de feutre afin d’assurer la compression avant de ficeler solidement la balle.
Une balle complète peut contenir plus de 160 manoques. Chaque balle est identifiée par une étiquette portant un numéro, le nom du récoltant, le nombre de manoques et la lettre qui correspond à la récolte : B pour les feuilles basses, M pour les médianes, T pour les feuilles de tête.
La poussière de tabac est utilisée par les maraîchers pour repousser les limaces sur les semis de jeunes carottes.
La deuxième livraison a lieu fin Janvier, début Février, en une seule fois pour les feuilles médianes et les feuilles de tête, après trois semaines de tri et la préparation des balles, trois jours avant la livraison comme expliqué précédemment.
M. Joseph Hivert devant des "Masses"
Famille Hivert
La vente de la récolte et le contrôle de la qualité
Avant la guerre 1939-1945, l’achat de la récolte s’effectue dans les hangars SNCF de la gare de Mauves-sur-Loire par un expert acheteur assermenté délégué par la SEITA, accompagné d’un des contrôleurs, lui-même assermenté, et de deux délégués du syndicat des producteurs élus en assemblée générale, nommés experts planteurs, ayant également prêté serment.
Les balles sont disposées sur une table à rouleaux d’une dizaine de mètres de longueur. Au vu de la récolte, ces quatre personnes décident du classement par catégories et points. De petits litiges ont lieu parfois pour un demi- point, les experts planteurs tirant vers le haut au profit du producteur. L’acheteur il faut le dire, est honnête et accepte en général le classement.
De chaque balle présentée, est arrachée, au hasard, d’un bout ou de l’autre, une manoque qui sert d’échantillon pour l’évaluation de la récolte après concertation des quatre experts. Un classement s’opère, des points sont attribués et les balles sont pesées.
Contrôle de la combustibilité
Des points sont également attribués lorsque la combustion du tabac est excellente car bien sûr pour la SEITA, il est commercialement intéressant que la cigarette se consume toute seule. Le contrôle s’effectue sur une trentaine de feuilles prélevées au hasard dans les manoques.
Une déchirure est pratiquée dans chaque feuille qui est ensuite placée au-dessus d’une lampe à alcool. Si le feu se propage bien dans la feuille en minant, la combustion est bonne, sinon c’est moins bien et plusieurs groupes sont ainsi constitués qui permettent l’attribution de trois, deux ou un seul point, additionnés à ceux de la récolte.
La valeur de la récolte est le résultat de la multiplication des nombres de points obtenus par le prix et par le poids. Dans le creux de l’hiver, l’apport financier est le bienvenu. Le soir même de la livraison, les planteurs rentrent chez eux avec l’argent de leur récolte, en billets de banque puis, plus tard, avec leur chèque.
Les balles sont chargées dans les wagons qui partent, plombés vers les magasins de fermentation de Fontenay-le -Comte en Vendée ou Bergerac en Dordogne.
Lieux d’achat
Comme expliqué plus haut, les transactions se font à Mauves avant la guerre 1939-1945. Pendant la guerre, le pont de Mauves étant coupé, l’achat se fait à la Pierre-Percée chez Georges Arrouet. Ensuite, après la guerre, il faut se rendre à Nantes, à la manufacture des tabacs, puis enfin à Vieillevigne (44) dans les locaux derrière la mairie, Vieillevigne étant au centre des principales communes de production. Le tabac part en semi-remorques plombés vers les magasins de fermentation.
« J’ai effectué pendant sept ans la livraison du tabac à Vieillevigne, car j’avais mon permis de conduire, jusqu’à ma dernière livraison en 1976.
Dans ces quelques pages, je viens de vous retracer la complexité de la culture du tabac, fruit du souvenir et de la pratique du dernier planteur sur la commune de la Chapelle-Basse-Mer. »
Marc Vezin juin 2017
(SEITA : Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et des Allumettes)
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